L’hypothèse naturelle, ou quatre jours dans la vie de Gerhard Heinzmann
Published in P.E. Bour, M. Rebuschi and L. Rollet (eds.), Construction: Festschrift for Gerhard Heinzmann, 191–203, London: College Publications, 2010

Scott A. Walter & Gerhard Heinzmann scott.walter [at] univ-nantes.fr

Introduction

Comment se fait-il que la science moderne découvre les lois de la nature ? Henri Poincaré a posé cette question au début du vingtième siècle, lorsqu’il découvrait lui-même trois grandes théories qui sous-tendent la science du vingt-et-unième siècle : la théorie des systèmes dynamiques, la topologie algébrique, et la théorie de la relativité. Les réponses de Poincaré à sa propre question, contenues surtout dans La science et l’hypothèse, ont marqué l’histoire des idées, et inauguré le tournant linguistique de la philosophie occidentale.11endnote: 1 Voir, par exemple, Walter (2006). L’évolution des idées philosophiques de Poincaré, et de leur réception dans les communautés philosophiques et scientifiques, ont fait l’objet de plusieurs études, dont celles du fondateur des Archives Poincaré, Gerhard Heinzmann, et de ses étudiants.22endnote: 2 Voir, par exemple, Heinzmann (1985; 1992; 1995; 2001; 2006), Heinzmann et Rollet (1999), Rollet (2001), Ly (2008).

Dans un article récent, Gerhard (2009) prend en considération un puzzle que nous livre la lecture de La science et l’hypothèse, qui se trouve au cœur de la philosophie conventionnaliste de Poincaré. Comme le suggère le titre même du livre de Poincaré, la notion de l’hypothèse est le noyau de l’analyse que fait Poincaré de l’activité scientifique. Curieusement, dans un intervalle de deux ans, Poincaré a publié deux typologies de l’hypothèse scientifique, qui sont incompatibles, du moins en apparence. Pour les détails des deux typologies, on peut consulter la thèse d’Igor Ly (op. cit., note 2), ou l’article de Gerhard (2009).

Un aspect de l’analyse de Gerhard a retenu mon attention, et a donné lieu a un échange de courriels, pendant quatre jours, du 28 juin au 1er juillet 2007. Ces courriels sont reproduits presque tels quels ici, avec l’ajout de quelques précisions bibliographiques dans les notes de bas de page.33endnote: 3 Nous employons les abréviations SH pour La science et l’hypothèse (1902), réédité en (1968), et VS pour La valeur de la science (1905), réédité en 1970.

1 Jeudi soir: Que signifie l’hypothèse naturelle ?

Date: 28 Juin 2007 20h35

Hi Gerhard,

Voici le passage auquel je pensais, qui date de 1900: Revue générale des sciences pures et appliquées 11, 1163–1175; réédité dans Science et hypothèse, chap. 9:

“Il faut également avoir soin de distinguer entre les différentes sortes d’hypothèses. Il y a d’abord celles qui sont toutes naturelles et auxquelles on ne peut guère se soustraire. Il est difficile de ne pas supposer que l’influence des corps très éloignés est tout à fait négligeable, que les petits mouvements obéissent à une loi linéaire, que l’effet est une fonction continue de sa cause. J’en dirai autant des conditions imposées par la symétrie. Toutes ces hypothèses forment pour ainsi dire le fonds commun de toutes les théories de la physique mathématique. Ce sont les dernières que l’on doit abandonner.”

Par la suite, toutes les hypothèses citées ont été montrées contraires à l’expérience, et abandonnées – en dernier, comme le voulait Poincaré. Il semble clair que toute hypothèse naturelle peut être abandonnée. Les exemples de Poincaré suggèrent qu’il s’agit d’hypothèses falsifiables. Nous cherchons donc l’exemple:

  1. 1.

    d’une Hypothèse Naturelle qu’on ne peut pas abandonner;

  2. 2.

    d’une Hypothèse Naturelle qui n’est pas falsifiable.

Bien à toi, Scott

2 Une condition indispensable

Date: 28 Juin 2007 22h20

Hi Scott,

Mais je citais justement ce passage. Ma thèse est: une hypothèse naturelle peut être une condition indispensable pour la science sans qu’elle soit expérimentalement accessible, comme: l’effet est une fonction continue de sa cause (également SH, 166), ce qui ne constitue qu’une autre expression pour l’induction physique (VS, 176–177). Le principe d’induction est donc une hypothèse naturelle non vérifiable (voir Hume). Tout cela est cité dans mon article mais, en apparence, l’expression est mauvaise.

Amitiés, Gerhard

3 Une condition dispensable

Date: 28 Jun 2007 23h46

Hi Gerhard,

Je ne suis toujours pas d’accord. Poincaré prend soin de distinguer, d’une part, le principe d’induction, et de l’autre part, l’hypothèse qu’un conséquent est une fonction continue de l’antécédent (VS, 177). Quand il dit que la science serait impossible sans l’interpolation, il cherche l’effet rhétorique. Il est évident qu’on puisse mettre en cause l’hypothèse qu’un effet donné est une fonction continue de sa cause; Planck, Einstein, Ehrenfest, Rutherford et les Curie nous ont donné des exemples concrets. D’ailleurs, Poincaré évoque lui-même le cas d’une courbe “trop capricieuse”, qui mettrait en doute l’hypothèse. Ce qu’il veut dire, c’est que même dans ce cas extrême nous ne serions pas obligés d’abandonner l’hypothèse. C’est du Poincaré à l’état pur. Mais comme dans le cas des rayons de lumière stellaire courbés, les réalistes seraient tentés d’admettre que l’espace est hyperbolique.

Amicalement, Scott

4 Vendredi: Une explication de texte

Date: 29 Jun 2007 20h38

Cher Scott,

Je ne comprends pas ton argumentation:

“D’ailleurs, Poincaré évoque lui-même le cas d’une courbe “trop capricieuse”, qui mettrait en doute l’hypothèse.”

Mettre en doute l’hypothèse ne signifie pas de la mettre directement en défaut; c’est cela le point important! et Poincaré le dit bien: capricieuse, mais le principe ne sera pas mis en défaut.

“Ce qu’il veut dire, c’est que même dans ce cas extrême nous ne serions pas obligés d’abandonner l’hypothèse.”

C’est cela une hypothèse naturelle: on ne peut pas la mettre en défaut, ce n’est pas une convention puisque c’est un élément indispensable, c’est le dernière hypothèse que l’on rejette. Elle n’est pas accessible à l’expérience.

Amicalement, Gerhard

5 Samedi: Le devenir de l’hypothèse naturelle

Date: 30 Juin 2007 01h05

Hi Gerhard,

Mes remarques visent ta thèse, que voici:

Ma thèse est: une hypothèse naturelle peut être une condition indispensable pour la science sans quelle soit expérimentalement accessible, comme: l’effet est une fonction continue de sa cause (également SH, 166), ce qui ne constitue qu’une autre expression pour l’induction physique (VS, 176–177).

Je conteste deux propositions contenues dans le passage cité:

  1. 1.

    Le principe d’induction physique n’est pas équivalent au principe de continuité entre cause et effet. Poincaré le dit clairement: “le principe [d’induction phys.] ne pourra recevoir aucune application. Nous devons donc modifier l’énoncé…. [L]e principe signifie alors que le conséquent est une fonction continue de l’antécédent” (VS, 177).

  2. 2.

    Le principe de continuité entre cause et effet est accessible à l’expérience, au même titre que les autres hypothèses naturelles. Poincaré considère le cas limite de corrélation zéro, et dit qu’ “on peut toujours faire passer une courbe continue” (VS, 177). Il est aussi vrai qu’on peut sauter toute la journée sur une jambe, mais ce serait de la folie …. (Tu sembles bien d’accord avec moi sur ce point, si je comprends ta réponse.)

En fait, la question qui me préoccupe est celle-ci: pourquoi Poincaré a-t-il supprimé la classe des hypothèses naturelles de sa typologie d’hypothèses dans l’introduction de Science et Hypothèse? Je suppose qu’entre 1900 et 1902 il a reconnu que la distinction entre les hypothèses naturelles et les généralisations était trop artificielle. Pendant ce temps, le rayonnement des corps noirs, par exemple, contredit l’hypothèse de continuité de cause et effet, et aurait pu le pousser à resserrer sa typologie. Qu’en dis-tu?

Amicalement, Scott

6 Deux langages

Date: 30 Jun 2007 22h40

Hi Scott,

Poincaré dirait peut-être que l’on parle deux langages différents:44endnote: 4 Rappelons que Gerhard est un philosophe d’origine allemande, et Scott est un historien d’origine américaine. Nous avons des difficultés avec les hypothèses naturelles; tu dis: elles tombent dans la classification des hypothèses mais “que la distinction entre les hypothèses naturelles et les les généralisations était trop artificielle”. Je dis: elles ne sont pas de vraies hypothèses mais des présuppositions. C’est pour cette raison qu’ elles ne figurent plus dans la classification de l’introduction. Ton interprétation est peut-être (je n’en suis pas sûr) bien fondée historiquement, la mienne me semble bien fondée systématiquement. On ne peut commencer à zéro. Une règle pratique peut être abandonnée parce qu’elle ne s’applique pas (c’est le problème de l’induction), mais elle ne peut être falsifiée:55endnote: 5 Gerhard reprend les deux points du dernier message de Scott.

  1. 1.

    D’accord, tu as raison quant à cette différence qui m’avais échappé. Le principe est transformé “en règle pratique” et en tant que telle elle ne peut être soumise à l’expérience.

  2. 2.

    Mon interprétation: les hypothèses naturelles ne sont pas de vraies hypothèses (c’est-à-dire vérifiables), mais plutôt des présuppositions qui “servent de fonds commun de toutes les théories de la physique mathématique” (SH, 166).

Amicalement, Gerhard

7 Dimanche: Le style de Poincaré

Date: 01 Juillet 2007 18h04

Hi Gerhard,

J’ai du mal à te suivre. Si Poincaré supprime les hypothèses naturelles en 1902 parce qu’elles ne sont pas de vraies hypothèses, comme tu le supposes, pourquoi garde-t-il les hypothèses apparentes, qui ne sont pas de vraies hypothèses non plus? Tu as peut-être raison de penser qu’on ne parle pas le même langage, parce que pour moi, une présupposition est une sorte d’hypothèse, et Poincaré devait le savoir.

Malgré notre différend langagier, nous sommes d’accord que les hypothèses naturelles sont autant de règles pratiques. En tant que telles, selon toi, elles ne peuvent pas être falsifiées. Tu as raison: je pensais surtout à leur signification expérimentale, pas à leur fonction dans la construction théorique.

Entre 1900 et 1902, il reconsidère sa distinction entre les hypothèses naturelles et les généralisations, et la fait disparaître, en faveur de celles-ci. Pourquoi? Poincaré sait qu’au fond, toute loi physique est une règle pratique.

Aujourd’hui, on aurait tendance à garder sa distinction, parce qu’une hypothèse naturelle à la Poincaré ressemble à un style de raisonnement à la Hacking, en ce qu’elle a une naissance, mais pas de mort, on ne songe plus la mettre en question, et elle contribue à la construction d’un fait scientifique.66endnote: 6 Voir Hacking (1992). Mais en 1902, la physique semblait prête à s’écrouler, et il n’y avait pas lieu d’expliquer sa stabilité.

Amitiés, Scott

8 La promesse d’une explication

Date: 1 Juillet 2007 18h16

Hi Scott,

Je crois j’ai une bonne explication pour

“Si Poincaré supprime les hypothèses naturelles en 1902 parce qu’elles ne sont pas de vraies hypothèses, comme tu le supposes, pourquoi garde-t-il les hypothèses apparentes, qui ne sont pas de vraies hypothèses non plus?”

Mais je dois d’abord faire 8 rapports pour le Conseil Scientifique concernant les avancements des professeurs; merci de ne pas perdre la patience. Cela me plaît bien et on continue la semaine prochaine.

Amitiés, Gerhard

9 Épilogue

Lors de notre échange, nous avons essayé, Gerhard et moi, de sonder la raison d’être des deux typologies de l’hypothèse scientifique de Poincaré. La lecture rétrospective de notre échange de courriels montre une confrontation de deux points de vues sur la nature de l’hypothèse naturelle chez Poincaré, qui aboutit sur deux explications de texte distinctes.

L’explication “synchronique” adoptée par Gerhard (2009) passe par la création d’une troisième typologie de l’hypothèse scientifique, qui est la somme des deux typologies de Poincaré. Elle se place ainsi dans le courant de la philosophie conventionnaliste contemporaine, menée autrefois par Jerzy Giedymin (1982).

La lecture que j’ai fini par proposer ne cherche pas à créer une nouvelle typologie de l’hypothèse scientifique, mais à rendre compte de l’évolution de la pensée de Poincaré. Elle suppose ainsi que la suppression de l’hypothèse naturelle par Poincaré est signifiante (Walter 2008, 2009), même si les raisons de cette suppression restent obscures.

Notes

  • 1 Voir, par exemple, Walter (2006).
  • 2 Voir, par exemple, Heinzmann (1985; 1992; 1995; 2001; 2006), Heinzmann et Rollet (1999), Rollet (2001), Ly (2008).
  • 3 Nous employons les abréviations SH pour La science et l’hypothèse (1902), réédité en (1968), et VS pour La valeur de la science (1905), réédité en 1970.
  • 4 Rappelons que Gerhard est un philosophe d’origine allemande, et Scott est un historien d’origine américaine.
  • 5 Gerhard reprend les deux points du dernier message de Scott.
  • 6 Voir Hacking (1992).

Références